L’ÉCRITURE EST ABOUTIE LORSQU’ELLE EST FLUIDE, C’EST TOUT L’ART DU RECODAGE. LOIN DE L’ÉCRITURE EN ATTACHÉ

Décomposer les pas de la salsa ou danser la salsa ?

Le confinement qui a affecté la fin de l’année scolaire a vu fleurir nombre de vidéos d’apprentissage de l’écriture en direction des petites classes de l’école élémentaire. Chose facile semble-t-il : puisque nous savons écrire, nous pouvons montrer aux enfants comment faire ; il suffit de dessiner devant eux de belles lettres.

Sauf que… Sauf que… il ne suffit pas que l’écriture laisse une trace sur le papier ou à l’écran, même s’il s’agit d’une belle trace. Encore faut-il qu’elle remplisse sa fonction, celle de fixer sa pensée pour la livrer à d’autres ou se la remettre en mémoire. Pour cela elle doit être lisible mais il faut aussi qu’elle ait quelque chose à dire. Ce problème-là ne se situe pas dans l’alternative écran/papier mais bien dans l’écriture manuscrite elle-même, l’écran n’étant que le support du modèle.

La science des ânes

Dans les années 1950 / 1960 l’écriture était considérée comme la science des ânes.

Pourquoi la science des ânes ? Équipé de son porte-plume, l’élève s’appliquait à bien écrire tout au long de sa scolarité. Dans certaines familles on admire encore la belle écriture de « nos arrières grand-mères ou grands-pères».

Cependant certains qui excellaient à manier la plume n’avaient pas la même agilité lorsqu’il s’agissait de manier les idées ; d’autres, à l’inverse, pouvaient avoir l’esprit agile mais la main moins adroite à tracer de belles lettres et la tendance à stigmatiser les premiers sonnait comme une vengeance des seconds.

Avec le confinement imposé par la Covid chacun se trouve face à son écran et l’idée de la belle écriture refait son apparition ; beaucoup mettent un point d’honneur à « apprendre à leur enfant à tracer de belles lettres ».

Que se passe-t-il alors ? L’esprit trop attaché à “bien écrire”  l’enfant peut avoir du mal à bien saisir le sens de ce qu’il écrit et il risque de mettre ensuite des mois voire des années pour arriver à penser son texte en même temps qu’il en trace les lettres faute d’en avoir pris l’habitude dès le début. Tout ce temps pour arriver à bien écrire était considéré comme la norme au milieu du vingtième siècle. On comprendra alors que, si on n’y prend garde, l’expression écriture, science des ânes risque de se profiler de nouveau à l’horizon des années d’école élémentaire.

Il fait ce qu’il peut

Alors-même que l’enfant aura mis tout son cœur à s’appliquer à bien faire, cette grande application risque, au contraire, de l’enliser dans une difficulté : la lenteur.

Lenteur et précision, cette dysgraphie bien connue des rééducateurs/rééducatrices de l’écriture a été isolée dans les années 60 par Marguerite Auzias1, chercheure dans l‘équipe du neuro-pédo-psychiatre Julian de Ajuriaguerra. Plus l’enfant « lent et précis » va vouloir donner satisfaction en faisant du mieux qu’il a appris plus il va être pénalisé. Les répétitions de lignes de lettres, de lignes de mots ne feront qu’accentuer son problème et son désespoir car, là où il aurait fallu dynamiser le geste, on lui (re)propose de dessiner les lettres en s’appliquant bien et il va voir son écriture se déstructurer quand il veut aller plus vite.

Alors qu’enseignants et parents le félicitaient de sa belle écriture en CP, dès le CE1 il subit jour après jour les remarques applique-toi, écris mieux, qui, certes, ne partent pas d’une mauvaise intention, mais l’atteignent comme une injustice.

La gymnastique des neurones 

Que faire pour éviter cela ? Que faire pour que l‘écriture (trace ou sens) ne soit plus pour l’enfant un moment douloureux. Tout d’abord garder présent à l’esprit une double réalité : celle de la trace et du sens. Ensuite en tirer toutes les conclusions.

L’écriture est sommée de produire une trace qui fait sens pour celui qui la lira. La trace est produite par un mouvement, le sens est produit par une réflexion. Pour que les deux soient efficaces ils doivent coexister sans s’encombrer. Si l’esprit se crispe sur la façon de produire la trace alors la trace sera bloquée, sans vie et elle encombrera l’esprit tout entier ; celui-ci n’aura plus de place pour s’exprimer. La pensée doit arriver dans la sérénité et non dans la tension. Combien d’enfants – et d’adultes – sont bloqués au moment du passage à l’écrit !  C’est donc bien sur le sens que doit porter la réflexion et non sur la trace.  Pourtant la trace doit tenir compte du sens.

Qu’est-ce qui peut aider l’enfant à atteindre cet équilibre subtil ? Tout d’abord lui apprendre que l’écriture de nos lettres minuscules cursives n’utilise en tout que deux mouvements et que ces deux mouvements donnent naissance à deux formes.

Le premier mouvement – qui passe par en bas pour aller vers la droite– crée la boucle qui, avançant en tournant, sert à former les lettres e et l et entre dans la composition des lettres f, b, h, et k.

En avançant sans tourner, la boucle devient ce que j’ai appelé une étrécie (=boucle rendue le plus étroite – étrécie – possible). L’étrécie sert à former les lettres i, u et t et entre dans la composition d’autres lettres.

En tournant sans avancer la boucle dérive en rond (= devient un rond). Son lieu d’attaque se transporte d’en bas à gauche à en haut à droite pour faire les lettres c puis o, a et d.

Les formes qui utilisent la 2ème unité de mouvement – qui va de la gauche vers la droite en passant “par en haut” – s’organisent de la même façon à partir du rouleau ( une forme de base : le rouleau, deux formes dérivées le pont et le jambage bouclé). S’y ajoutera le jambage bâtonné qui sert à former les lettres p et q.

Comme ces deux formes de base et leurs dérivées sont générées par un mouvement (au lieu d’être un dessin figé) elles se modulent au fil de l’écrit. Par exemple le n de bon ne commencera pas comme celui de bien : le premier pont du n de bon se recodera pour faire suite au o tandis que celui de bien s’adaptera à la fin du e en lui faisant suite lorsqu’il décollera de la ligne d’écriture. De la même façon, l’attaque de grande boucle qui constitue la finale du b de bien descendra pour laisser place au i alors que celle de bon restera en hauteur pour faciliter le passage du crayon vers le début du o (en haut à droite) .

Cette modulation des formes en fonction de la lettre qui précède et en fonction de la lettre qui suit (= ce recodage) donne à l’écriture sa fluidité. En même temps elle fait fonctionner les neurones et active la réflexion. En effet, on l’aura compris, pour que les formes puissent s’adapter les unes aux autres l’enfant doit avoir à l’esprit le mot entier : il doit anticiper.

C’est donc à une véritable gymnastique des neurones que se livre l’enfant lorsqu’il écrit ainsi en cursive en pensant son texte. L’habitude se prend facilement très jeune, avant même le CP, à partir d’écrits modestes mais qui demandent réflexion. On en perçoit la répercussion positive sur toute sa scolarité. A contrario on perçoit combien peut être toxique la présence de points placés sur la ligne pour que l’enfant y trace tout du long la même lettre. Ils figent dans son esprit un dessin immuable, passage obligé qui entravera pendant longtemps le recodage, donc la production d’écrit.

En conclusion, on n’écrit pas en attaché mais en cursive,  autrement dit écrire ce n’est pas reproduire des lettres que l’on attache mais anticiper pour conduire souplement sa trace écrite tout au fil de sa production…    tout comme le danseur de salsa se libère des pas de base pour prendre plaisir à danser.  C’est lorsque le crayon danse sur le papier au lieu de s’attarder à chaque lettre que l’écriture est réussie. 

C’est cette écriture là, l’écriture cursive qui se module au fil de l’écrit, que vise la méthode que je vous propose. Elle inclut la forme sans que la forme la fige, elle inclut la libre expression de la pensée sans que cette liberté la déstructure.

Mais comment fait-on tout au début ? me direz-vous.   On commence comme ceci  et on poursuit comme cela. 

1- Marguerite Auzias a répertorié quatre types de dysgraphies : la raideur, la mollesse, l’impulsivité, la lenteur et précision, plus un cinquième toujours associé à l’un des trois premiers : la maladresse.