Une maman m’écrit : Suite à la lecture de votre ouvrage “le geste d’écriture”, je me permets de vous contacter car l’enseignante de ma fille en classe de MS, nous propose un passage anticipé en CP. Je me questionne sur l’intérêt de ce passage d’autant que vous suggérez de ne pas brûler les étapes dans l’apprentissage de l’écriture. La GS est une année cruciale dans ce domaine. Ma fille est en double niveau MS-GS et participe au travail des GS depuis février mais son écriture cursive reste limitée selon moi (je suis prof des écoles en CP). Je voulais connaître votre point de vue sur un passage anticipé en CP pour un enfant de 5 ans à peine. Merci pour votre réponse et vos conseils.
La décision d’un passage au CP anticipé mérite effectivement une réflexion approfondie qui inclut plusieurs paramètres.
Il me semble que la 1ère question, qui posera un éclairage particulier sur la suivante, est : “Pourquoi faire passer en CP une enfant qui devrait passer en GS ?”
Question double : En aval, quel est l’objectif ? En amont, quelles sont les motivations ?
– 1ère question : Quel est l’objectif ?
Cette question peut se reformuler ainsi : Existe-t-il des enjeux qui rendraient ce passage nécessaire ?
Vue sous cet angle, la question apporte vraisemblablement la réponse, non. Faire une scolarité avec une année d’avance n’est pas un enjeu en soi. Aucun paramètre de la projection dans l’avenir n’impose de passage anticipé en CP (à mon avis).
– 2ème question : Quelles sont les motivations ?
Cette question peut se reformuler ainsi : Sur quels critères effectifs se fonde la proposition de passage anticipé ?
Votre fille participe actuellement au travail des GS.
– Le critère pourrait donc être un critère de chronologie : après la GS, refaire du travail de GS équivaudrait à un redoublement, donc la maîtresse propose le CP. C’est un critère sans consistance.
– Ce pourrait être un critère lié au contenu : ayant fait des activités de GS cette année, votre fille se trouverait à refaire des activités de GS l’an prochain. Le redoublement lui éviterait l’ennui de refaire la même chose.
Cette réponse en faveur d’un passage anticipé ne vaudrait que si la maternelle était organisée comme un CP avec un programme et des contenus qui laissent peu de place aux changements. La pédagogie de la maternelle autorise ( devrait autoriser ) des variantes importantes dans les contenus : ce qu’on aura appris sur le thème de la mer une année pourra être appris sur le thème de la forêt l’année suivante, par exemple, surtout s’il s’agit d’une classe à double niveau.
Bien sûr ce petit élagage du problème n’est pas la raison qui vous a fait m’interroger mais il ne me semble pas inutile, d’ailleurs vous en formulez la nécessité “Je me questionne sur l’intérêt de ce passage”.
J’en viens donc au coeur du problème : celui de l’apprentissage de l’écriture. Il répond à la question : quelque chose ferait-il que le passage anticipé ne soit pas judicieux ?
L’apprentissage de l’écriture est progressivement perçu comme une tâche superflue, à tel point que des états d’Amérique ont décidé de le rendre facultatif. C’est s’engouffrer dans une confusion portée par des courants pédagogiques qui relèvent d’une inconscience socio-politique grave. Vous trouverez mes arguments sur mon site en suivant ces liens.
De plus en plus, apprendre à écrire est conçu comme “apprendre à dessiner des lettres” et la littérature pédagogique offre :
– d’un côté des exercices graphiques qui vont dans ce sens, et parfois-même à l’encontre avec des tracés qui n’ont rien à voir avec l’écriture mais qui, dans l’esprit de leur concepteur, “apprend à former les lettres”,
– de l’autre côté des activités de production de texte qui oublient de s’intéresser à l’acte d’écriture.
L’expression “le geste d’écriture” que j’ai mise en valeur avec la publication de mon livre du même nom a été tellement peu comprise qu’elle est devenue sous certaines plumes “les gestes de l’écriture” se vidant de son sens dans cette formulation.
Le geste d’écriture, tel que je le conçois, va du moment où l’enfant s’apprête à tenir son crayon au moment où il écrit ce que lui dicte sa réflexion. Pour cela il faut que la technique graphique soit acquise, c’est à dire que l’enfant n’ait à réfléchir qu’au contenu sémantique de son écrit (l’orthographe en faisant partie cf. et//est, a/à mais aussi un sot /un seau / un saut / un sceau)
Apprendre à écrire, c’est :
– apprendre à tenir et manier son crayon pour le confort, pour la visibilité donc aussi la qualité de la production (une main mal placée cache l’écrit avec toutes les conséquences que cela implique),
– apprendre les formes de bases et dérivées qui servent à construire les lettres, c’est à dire les connaître pour savoir tout d’abord analyser la forme des lettres, ensuite mettre ces formes en oeuvre automatiquement, autrement dit produire les lettres sans effort de réflexion afin d’avoir l’esprit libre pour penser ce qu’on écrit,
– c’est aussi apprendre à réfléchir avant d’écrire, à concevoir par anticipation ce qu’on va écrire (le temps d’anticipation étant de plus en plus réduit pour pouvoir être aussitôt que possible de l’ordre de la fraction de seconde).
C’est encore, par voie de conséquence – et tout cela en parallèle, entrer dans la combinatoire de façon implicite. On voit là à quel point l’apprentissage de l’écriture manuscrite favorise l’apprentissage de la lecture comme tendent à le montrer les dernières recherches en neuroscience.
En passant en CP sans avoir acquis l’écriture cursive, l’enfant est privé de toutes ces compétences.
Donc, pour moi, passage anticipé en CP, pourquoi pas ? Mais à la condition qu’il ait acquis l’écriture (et bien sûr qu’il soit au niveau requis dans les autres domaines de compétences). Généralement, “qu’il ait acquis l’écriture” ne signifie pas obligatoirement qu’il ait appris toutes les lettres (le CP est là pour ça), mais qu’il en ait acquis la technique, compris la relation à la réflexion et la relation à l’oral ainsi que le fonctionnement de cette relation.
En conclusion,
à mon avis si je me base sur ce que vous écrivez, le passage anticipé de votre fille en CP ne s’impose pas. Il est à craindre qu’il soit sources de lacunes, donc d’insatisfaction, donc de mauvaise image de soi.
Je suis sûre que vous saurez trouver des arguments qui lui feront prendre un grand plaisir à être encore en maternelle l’an prochain.