Conférence «Apprentissage et enseignement : une vision moderne de l’école maternelle»
Compte-rendu
Le samedi 1er décembre, pour l’avant-dernière conférence d’une année bien chargée, j’ai eu le plaisir de me rendre à Panazol.
Le Centre d’Animation Communal, agréé Centre Social et Education Populaire, m’y avait conviée dans le cadre de la 5e édition de l’opération « Un monde tous ensemble ». « Aventure culturelle et intellectuelle qui contribue, peut-être un tout petit peu, à fabriquer un monde meilleur », comme le soulignait son président Yves Gontier en ouverture de ces deux jours, cette manifestation s’inscrit dans une démarche générale de participation active à la vie locale, au-delà même des murs de Panazol.
Il ne s’agissait pas d’une conférence pédagogique, bien sûr. L’habitude de telles conférences me l’a fait intituler “Apprentissage et enseignement : une vision moderne de l’école maternelle”. J’aurais pu tout aussi bien, mieux encore sans doute, l’intituler : “L’école face à ses objectifs”.
En effet, si le thème de ces journées (Quelles démarches d’apprentissage ?) m’a conduite à présenter les grandes lignes de ma méthode d’enseignement de l’écriture, le contenu, en substance, portait essentiellement sur ce qui sous-tend mon engagement : au-delà d’un objectif pédagogique de transmission d’un savoir, l’école, pour moi, se doit d’avoir l’ambition de doter l’enfant d’un savoir-être. Mais pas n’importe lequel. Pas un « savoir-être » de faux semblants permettant de reproduire des attitudes sociales ou morales apprises, des connaissances culturelles engrangées mais bien, au contraire, un savoir-être d’individu libre, capable de fonder son jugement sur une réflexion autonome lui donnant une vision large et humaine du monde qui l’entoure.
Il n’y a pas si longtemps, j’ai lu que l’objectif était de « réussir sa maternelle pour réussir son CP ».
Cela m’a rappelé une enquête que j’ai menée dans le cadre de récentes études universitaires auprès d’enfants de grande section maternelle. La question initiale était : « Que fais-tu à l’école ? ».
– J’écris, me dit une petite fille.
– Qu’écris-tu ?
– J’écris des o
– A quoi ça sert d’écrire des o ?
Après un bref instant de réflexion, elle me répond :
– Ça sert que quand on sera au CP et qu’on nous dira d’écrire des o, on écrira bien les o.
– A quoi ça sert de bien écrire les o au CP ?
– Ça sert que quand on sera au collège et qu’on nous dira d’écrire des o, on écrira bien les o.
On peut alors s’interroger sur ce que cette enfant, qui arrivait à la fin de son école maternelle, avait compris de la fonction de l’écrit et du projet de l’école pour ses élèves.
Un autre m’a répondu « on écrit pour le bois » et m’a expliqué dans son langage d’enfant que son père bûcheron notait sur un registre « quand il faut couper le bois ». Celui-là avait bien compris qu’écrire sert à mettre en mémoire des informations utiles à un usage différé.
Un troisième m’a dit qu’avec « l’autre maîtresse » (celle qui était en congé maternité) « on écrivait des lettres » et avec celle-ci (la remplaçante) « on écrit pour écrire quelque chose ». Cet enfant semblait avoir compris l’essentiel.
En fait, toute la question est là : que sera ce quelque chose ?
Il y a quelque 10 ou 20 ans, le responsable d’une structure d’alphabétisation à qui je proposais mes services m’a répondu en substance : « Notre fonction est de répondre à la demande. Les gens viennent pour apprendre à écrire leur nom sur leurs feuilles de sécurité sociale. Nous leur apprenons donc à écrire leur nom. Pas question d’aller au-delà du fait qu’il soit lisible ni au-delà de leur demande. »
Cette structure-là n’avait donc pas même franchi un pas par rapport aux temps reculés où les manants signaient d’une croix et seuls les plus habiles – mais que savait-on de leur potentiel – écrivaient leur nom. Savoir écrire son nom, voilà donc l’objectif ? Est-ce émancipateur ? C’était il y a longtemps dira-t-on. Peut-être…
Quelques années plus tard le hasard m’a fait prendre connaissance d’un travail proposé à des analphabètes dans le cadre du FLE (Français Langue Etrangère) : on les faisait « patouiller » dans la peinture, on leur faisait faire des lignes de graphisme et, in fine, on s’étonnait qu’ils soient découragés, jusqu’à l’abandon ou la dépression pour certains. Ces hommes et ces femmes, d’une autre culture, de celle où la tradition orale transmet valeurs et savoirs, qui venaient là pour acquérir un savoir indispensable à l’intégration sociale dans notre pays, se trouvaient bien loin du projet d’émancipation qui les avait peut-être motivés.
Ecrire son prénom, faire des lignes de graphisme… voilà qui nous renvoie à notre propos : enseigner et apprendre à l’école maternelle.
Reconnaître son prénom, en petite section, écrire son prénom en moyenne section ; réaliser en grand les tracés de base de l’écriture: cercle, verticale, horizontale, enchaînement de boucles, d’ondulations en moyenne section ; pratiquer des exercices graphiques conduisant à la maîtrise des tracés de base de l’écriture en grande section, tels ont été les éléments essentiels de l’apprentissage de l’écriture selon certaines instructions officielles (bulletin officiel du 19 juin 2008).
L’entrée dans l’écriture y est donc proposée par la reconnaissance du prénom. Le prénom est écrit sous la photo. La photo représente l’enfant. Un jour on enlève la photo, on laisse le prénom. L’enfant « le reconnait ». En même temps il se reconnait dans son prénom.
Qu’est-ce à dire ?
Si la photo représente l’enfant, l’enfant est en droit de penser que le prénom le représente. Par voie de conséquence il comprend que l’écrit représente l’objet. Cependant, c’est à l’oral que l’écrit renvoie. Lorsque la lecture est acquise, l’oral, dans un contexte donné, fait immédiatement sens (cf. Lorsqu’un enfant de maternelle écrit GATO, comment comprendre ce qu’il a écrit ? Tout dépendra de quel côté de la frontière des Alpes ou des Pyrénées on se place).
La moyenne section, à défaut la grande section devra donc déconstruire cette idée fausse, construction naturelle de l’enfant renforcée par la pratique pédagogique.
Pour l’enfant son prénom le représente parce que cela correspond à ses représentations mentales, parce qu’il remplace la photo qui le représente, mais pas seulement.
Par définition, le nom propre est propre à celui qui le porte. Il ne le partage avec aucun autre (Kévin, n’est pas n’importe quel enfant de la classe, c’est Kévin). Le nom propre renvoie donc à un référent unique contrairement au nom commun. Entrer dans l’écrit par l’écriture du prénom renforce donc l’idée que le nom renvoie à l’objet (ce qui n’est vrai ni à l’écrit ni à l’oral, mais je n’irai pas plus loin sur ce sujet) d’autant plus que s’il existe deux enfants au même prénom dans la classe, il y a des chances pour que l’orthographe en soit différente (Tibo, Thibo, Thibaud, Thibaut, Thibault, Tibaut … Matthieu, Mathieu, Matieu… Ana, Anna, Hana, Hanna, Hanah, Hannah… etc.)
Il faudra donc déconstruire l’idée que l’écrit renvoie à l’objet, plus précisément à un objet unique qu’il représenterait.
Autre chose : les modes et les origines font que la plupart des enfants ont un prénom soit étranger, soit régional, soit inventé, soit doté d’une orthographe fantaisiste qui échappe à la correspondance graphophonologique du français. L’enfant ainsi nommé ne peut donc pas repérer dans son prénom les correspondances graphophonologiques et encore moins l’existence d’occurrences orthographiques. Il se trouve privé du repérage implicite de la combinatoire et l’enseignant, pour sa part, a bien du mal à s’appuyer sur les prénoms pour mettre en évidence les sons de la langue sans que certains enfants se sentent frustrés.
Il faudra donc plus tard déconstruire l’idée légitimement construite à partir de la reconnaissance du prénom que l’orthographe est aléatoire (elle est certes complexe, mais pas au point de recouvrir toutes les possibilités offertes par les langues et fantaisies qui se croisent dans les prénoms d’une classe).
Après avoir appris à reconnaître son prénom en petite section, en moyenne section l’enfant apprendra à l’écrire. Comme les lettres utilisées varient d’un prénom à l’autre, impossible d’envisager une leçon collective sur l’écriture du prénom. L’enfant va donc être pris à part pour écrire le sien. Il est donc en droit de penser qu’écrire s’apprend mot après mot. Comme la plupart du temps il n’a pas appris à écrire les lettres qui le composent, l’enseignant lui fera verbaliser le tracé, c’est-à-dire lui fera décrire la trajectoire suivie sur le papier par le crayon. Impossible donc de suivre en écrivant une quelconque correspondance graphophonologique qui évoquerait le contenu de l’écrit : on ne peut pas penser à la fois la trajectoire du crayon et le contenu de l’écrit. Pour se rendre compte de la tension que cela représente, il suffit de constater le nombre de personnes qui font des fautes d’orthographe dans leur propre nom en écrivant ainsi (expérience faite des quantités de fois en ateliers ou en conférences).
Apprendre à écrire en verbalisant induit donc l’enfant en erreur sur la nature et le fonctionnement de la trace écrite.
Cela le prive aussi des automatismes qu’une méthode plus adaptée lui apprendrait pour libérer son esprit de la formation des lettres et lui permettre de penser ce qu’il écrit au fur et à mesure qu’il le fait.
Une autre chose, donc, à déconstruire pour que l’enfant puisse accéder à l’écrit de façon pertinente.
Voilà donc le parcours de nombre d’enfants pour accéder à la compréhension du fonctionnement de l’écrit : on les conforte dans leurs erreurs naturelles et on les trompe. Et on leur demandera ensuite une solide confiance en eux, une confiance en l’école, et une envie d’aller à l’école pour … apprendre, la finalité de l’école maternelle étant, les textes officiels le disaient, de réussir au cours préparatoire. Je ne suis pas persuadée que persister dans de telles pratiques soit propice à alléger la dégradation constante des performances de nos écoliers.
Il y a des moyens d’éviter ces déboires. J’en propose un en ce qui concerne l’apprentissage de l’écriture. Cela ne fera pas tout mais l’expérience montre que la réussite au CP est au rendez-vous. N’était-ce pas l’objectif institutionnel ?
La méthode que je propose se fonde sur une prise de conscience de la réalité de l’acte d’écriture, autrement dit, du fonctionnement de la trace écrite, autrement dit encore de ce que j’appelle le geste d’écriture (et non” les gestes de l’écriture”, ce qui serait réducteur). Cette prise de conscience conduit à la mise en place des compétences de base permettant d’atteindre les objectifs qui donnent accès aux compétences nécessaires pour écrire :
- repérage du schéma corporel et repérage dans l’espace pour l’usage de la main appropriée et le sens de déroulement de la ligne d’écriture,
- mobilité des organes scripteurs pour la posture et le maniement du crayon,
- accès au contrôle visuel (accès que j’ai nommé gestion statique de l’espace graphique) pour vérifier au fur et à mesure l’organisation de l’écrit sur la feuille,
- mise en place des automatismes qui serviront à reconnaître et tracer les formes de base et dérivées constitutives des lettres, donc à écrire de façon automatisée (ce que j’ai nommé gestion dynamique de l’espace graphique).
Cette proposition permet d’apprendre dès le début à l’enfant ce qui, selon moi, est intrinsèquement, fondamentalement – et ce que n’aurait jamais dû cesser d’être – l’acte d’écriture, à savoir un acte de réflexion. Pour moi, devenir autonome à l’école maternelle va très au-delà d’une autonomie matérielle, l’objectif – s’il est certes de réussir le cours préparatoire – c’est aussi, et surtout de réfléchir, d’apprendre pour comprendre, de comprendre pour apprendre. L’acte d’écriture ne devrait jamais, pas même au tout premier écrit – en moyenne section ou en grande section – , être dissocié d’une nécessité de réflexion : « avant d’écrire, je réfléchis », « lorsque j’écris, je réfléchis ».
Dans notre siècle qui s’annonce religieux selon la prédiction de Malraux, il me semble en effet indispensable de veiller à ce que la soumission intellectuelle qui fait des croyants, volontiers prompts à adhérer aux révélations, ne prenne pas la place d’une pensée libre qui fait des citoyens attentifs à réfléchir par eux-mêmes et à comprendre.
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Voilà donc, dans les grandes lignes, ce que fut cette conférence. J’y ai développé un peu plus avant ma méthode et la différence entre l’objectif de l’enfant et celui de l’enseignant dans un apprentissage en transversalité. J’y ai exposé rapidement le métalangage qui sert à l’enfant à reconnaître les formes afin que, le moment venu, il puisse convoquer immédiatement les gestes appropriés pour écrire ce qu’il veut. L’internaute en trouvera les éléments sur l’ensemble du présent site. (Le temps ayant passé, les programmes de 2008 ont été abrogés, j’ai donc mis les références au passé ce mois de mai 2015 pour que le lecteur s’y retrouve)
Un échange fructueux avec le public puis une visite guidée de l’exposition ont suivi la conférence.
Article paru dans le bulletin SNUIPP–FSU du mois de décembre, reproduit ici avec l’aimable autorisation de son auteur:
Etant d’une nature curieuse, j’ai décidé de me rendre à l’ensemble des conférences-débats organisées par le Centre d’Animation Communale de Panazol sur le thème « éducation populaire, éducation nationale: quelles démarches d’apprentissage ?
Pour « réussir à apprendre et apprendre à réussir », Alain Sotto, psycho(neuro)pédagogue, nous explique comment fonctionne le cerveau (et notamment comment des informations peuvent être parasitées par notre cerveau émotionnel ou par notre langage interne), ce qu’est la mémoire, comment fait-on des liens, …bref toute une série de connaissances scientifiques pour qu’on comprenne (enfin?) ce qui se passe concrètement dans « la tête de nos élèves ».
Mais Sotto ( partisan de 2 maîtres dans une classe, d’effectifs moins chargés…) ne se contente pas d’empiler les savoirs savants, il nous les illustre d’exemples concrets pour qu’on comprenne mieux, pour qu’on s’approprie les concepts…
De même la deuxième intervenante, Danièle Dumont, linguiste spécialiste du geste d’écriture, se propose de mettre en relation « apprentissage et enseignement :pour une vision moderne de l’école maternelle ». Elle insiste sur le fait que la maternelle ne doit pas « préparer » à écrire pour le CP, que souvent, faute de connaissances, nous véhiculons des concepts erronés d’entrée dans l’écrit. Bref, elle aussi tente de nous apporter des références théoriques en lien avec des exemples de pratiques pédagogiques.
Mais elle insiste aussi et surtout sur le fait que poser comme objectifs à l’Ecole « savoir lire, écrire, compter » est une vision oh combien réductrice…
L’Ecole doit être émancipatrice car apprendre à un élève c’est lui apprendre à comprendre le monde, c’est à dire à être libre, autonome.
Ouf… et bien je ne sais pas vous mais moi ça me fait du bien d’écouter des intervenants de qualité, nous posant à la fois des références théoriques tout en les liant à nos pratiques… et surtout des intervenants qui n’hésitent pas à nous livrer leurs conceptions, leurs ambitions pour l’école…celles dont on se sent proche et non pas celles imposées par le ministère et recrachées telles quelles par certains formateurs, discours fluctuant d’ailleurs en fonction du pouvoir en place…
Merci donc au CAC de Panazol pour ce bol d’air pédagogique
Et si cela pouvait donner des idées à notre hiérarchie pour une VRAIE formation continue (animation pédagogique, stages…), ce serait formidable !!! Enfin bon.. on peut toujours croire au Père Noël….”
K.L.
Même si, pour moi, la découverte de votre méthode est une révélation, je me garderai de la soumission intellectuelle ! Cependant je ne peux que déplorer l’absence de cette connaissance au sein du monde enseignant, enfin du moins de celui dont je fais partie. Par chance, cette population-là est aussi éducable. Merci pour ce travail enrichissant
Que cela fait plaisir à lire ! C’est bien à la compréhension de ma méthode, en effet, que j’aspire et non à une application “les yeux fermés”. Celle-là ne saurait d’ailleurs être que partielle puisque la mise en oeuvre de tous les fondements de cette méthode nécessite une intégration au projet et à la façon de faire de chaque enseignant. Les uns enseigneront la tenue du crayon en commençant par faire mimer un tigre, d’autres en faisant attraper des graines dans un sachet, d’autres par des ombres chinoises, d’autres encore en faisant lever le doigt. Ce n’est pas à moi d’en décider. Je structure la théorie, j’explique, je montre, je fais des propositions… mais, si la trame doit impérativement être suivie pour une bonne réussite, j’aspire à ce que celle/celui qui la suit le fasse en sachant pourquoi*, ce qui lui permettra de résoudre la question du “comment”.
C’est pour cela que, éprise moi-même de liberté, j’attache beaucoup de prix à faire expérimenter, y compris dans les conférences qui réunissent 200 personnes, afin que chacun puisse découvrir par lui-même les raisons d’être – et, j’espère, le bien-fondé – de mes propositions pédagogiques.
(*je ne dirai pas “se l’approprie” car j’estime que nous ne sommes pas propriétaires d’un savoir)