Parmi les caractéristiques de l’écriture, la forme des lettres est celle qui retient le plus l’attention. C’est logique puisse c’est elle qui porte le code qui donne accès à la lecture.

Considérer que chaque lettre a une forme renvoie directement à l’alphabet et semble être pratique puisse c’est LA classification de la suite des lettres. Si je dis : je reconnais que chaque lettre a une forme, puis-je dire pour autant : je reconnais une forme par lettre ? Cela signifierait que chaque lettre est formée d’une seule et même forme et que cette forme est unique, c’est-à-dire qu’elle ne concerne que cette lettre. Or, si je compare les lettres cursives p et h je vois bien qu’il y a entre ces lettres des formes communes. Ce rapprochement me dit aussi qu’au moins certaines lettres ne comportent pas qu’une seule et unique forme.

Du coup cela exclut que je puisse construire la classification de l’écriture des lettres sur la notion de familles de lettres : pour séduisante qu’elle soit cette notion n’est pas adaptée à une juste compréhension de la structure des lettres, classer e, l dans la famille des boucles, i, u et t dans celle des étrécies ne pose pas de problème puisque le corps de chacune de ces lettres n’est formé que d’une seule et unique forme : la boucle pour e et l, l’étrécie pour i, u et t, mais ensuite comment classer h et k ? Comment classer r, s, mais aussi a ou d ? Est-ce que dire qu’elles appartiennent à deux ou à trois familles de lettres permet de comprendre leur formation. Si je dis que la lettre h est de la famille de la boucle et de la famille du pont, cela suffit-il à rendre compte de sa forme ? Que fait-on de l’arrivée de la boucle du h droit sur la ligne ? Autrement dit, comment le recodage du h à l’approche de la ligne s’inscrit-il dans cette classification ?

Lorsque je me suis mise à la recherche des « formes de base de l’écriture », j’ai considéré toute forme récurrente dans les lettres comme étant une « forme de base » mais il restait encore à faire. D’où la suite de ma recherche dont ma thèse de doctorat sur le système d’écriture des minuscules cursives latines en usage dans les écoles françaises.

Passer de l’idée de formes de base à celle de familles de lettres était alléchant. Je n’ai pas franchi ce pas car il ne rend pas compte de l’origine procédurale de la trace écrite. A l’inverse, j’ai gardé le cap sur la notion de mouvement en dégageant la forme que l’on rencontre dans  i, u et t de la référence au dessin d’une forme proposée par le mot coupe : à peine le ministère venait-il d’adopter ma terminologie que j’ai remplacé coupe par étrécie qui rend compte de la nature procédurale de la forme ainsi désignée (on obtient une étrécie en étrécissant la boucle, ce que je disais déjà en la nommant coupe dans la publication de 1999, cf. Le geste d’écriture, page 86).

Cette démarche m’a ouvert l’accès à la compréhension du système d’écriture en attirant mon attention sur les relations qui existent entre les formes :

– des relations hiérarchiques : par exemple l’étrécie est une dérivée de la boucle,

– des relations fonctionnelles : par exemple la lettre a est formée d’un rond fermé par une petite étrécie.

Outre qu’elles permettent de comprendre comment est structurée et comment fonctionne l’écriture, mes conclusions recoupent le fait que la progression la plus logique et la plus efficace d’apprentissage des lettres cursives manuscrites à l’école maternelle est pour commencer : e, l, i, u, t, c, o, a, d.

Ce pas que je réfute pour passer de l’idée de progression à celle de familles de lettres, d’autres l’ont franchi et on m’en a attribué la paternité. En effet, l’idée collait bien aux apparences : à partir du moment où je disais les lettres cursives sont composées de boucles, de coupes (étrécies), de ronds etc. il a été jugé bon de transformer mes propositions en les lettres cursives se répartissent en familles de boucles, de coupes etc. Il s’agit là d’un contresens : la notion de familles de lettres évacue l’idée de mouvement qui est pourtant à la base de ma méthode : l’écriture manuscrite est le produit d’un geste qui gère l’espace pour créer et déposer sur un support etc.

On trouve en abondance sur la toile des articles qui présentent « les familles de lettres selon la méthode Dumont ». Je tiens à insister sur le fait qu’il s’agit d’un contresens et d’un détournement de mes propositions pédagogiques : la notion de familles de lettres ne permet pas d’intégrer le mouvement, elle fige les formes constitutives des lettres dans un statut de formes immobiles alors qu’il s’agit de matérialisations de processus. C’est le processus de création des formes qu’il faut considérer (Comment passe-t-on de la boucle à l’étrécie et de la boucle au rond ? Comment passe-t-on du rouleau au pont et du rouleau au jambage ?) et, à partir de là, c’est le processus de formation des lettres qu’il faut considérer, par exemple : quelle relation fonctionnelle fait que le rond et l’étrécie donnent la lettre a ? La question en elle-même montre qu’il s’agit bien d’y voir un processus et non une forme figée : rond + étrécie ne donnent rien, en revanche un rond fermé par une petite étrécie donne la lettre a.

C’est parce que son cerveau a enregistré qu’il s’agit d’un processus et le met en œuvre que le scripteur recode dans une progression imperceptible la fin du rond pour fermer le a par une étrécie. C’est parce que son cerveau a enregistré qu’il s’agit d’un processus et le met en œuvre que le scripteur adapte le 1er pont du n dans le mot on au lieu de le faire identique au n du mot en. Au cours de l’acte d’écriture, le cerveau transforme instinctivement le discret (c’est-à-dire ce qui est figé dans une désignation unique et dénombrable : 2 formes de base que je peux nommer et 5 dérivées que je peux nommer également et auxquelles je peux attribuer sur le papier une forme dont je peux montrer le début et la fin) en continu (c’est-à-dire ce continuum qui passe progressivement d’une forme à l’autre sans qu’on puisse désigner une démarcation figée).

Cette gymnastique du cerveau pour passer du discret au continu est unique et favorise tous les apprentissages car elle suscite des aménagements personnels et constants qui échappent à l’attention pour que chaque unité de forme puisse se recoder pour donner accès à l’unité de lettre et pour que chaque lettre puisse se recoder si nécessaire pour s’intégrer au mot, ce qui donne à l’écriture sa fluidité :

– lorsqu’il se ferme dans la lettre a, le rond n’est plus tout à fait le rond puisqu’il a laissé place à l’étrécie ;

– lorsque le plein du h arrive sur la ligne, ce qui était au départ une boucle n’en est plus une puisqu’elle vient imperceptiblement de se transformer en pont ;

Il suffit de gommer la partie bouclée du h pour voir à quel point il s’apparente au n précédé d’un o.

Qu’elle concerne le passage de l’unité forme à l’unité lettre ou le passage de l’unité lettre à l’unité mot (exemple des mots en et on cité plus haut) cette gymnastique ne peut être que bénéfique au fonctionnement du cerveau : elle intègre et respecte les acquis tout en laissant au scripteur une marge de liberté.

On comprend pourquoi l’enfant gagne à apprendre à écrire par une démarche procédurale au lieu de reproduire des formes figées et immuables. On lui montrera le processus de création des formes puis, à partir de là, le processus de formation des lettres, il en tracera quelques-unes à la suite pour voir s’il a bien compris et s’il sait faire et très vite on lui demandera de produire du sens, seule raison d’être de l’écriture.

Donc,

  • oui, la progression à privilégier surtout en début d’école maternelle est celle qui suit le processus de formation des lettres (e, l, i, u, t, c, o, a, d au début pour l’école maternelle ; ce qui ne veut pas dire que la suite ne doive pas suivre ce processus)
  • non la référence à des familles de lettres ne fait pas partie de ma méthode et je ne la cautionne pas car (entre autres) elle renvoie à l’idée de dessins de lettres, donc ignore la nature procédurale de l’écriture.
  • non, on ne peut pas assimiler progression dans l’apprentissage de l’écriture et familles de lettres.
  • non l’apprentissage de l’écriture cursive n’a rien à voir avec le graphisme. Le graphisme ne rend compte ni des formes constitutives des lettres, ni de la nature procédurale de l’acte d’écriture, ni, par voie de conséquence, du lien imposé par l’acte d’écriture entre trace et sens au fil du déroulement de la trace.

Quelques mots de la relation entre forme et mouvement dans les publications de Robert Heiss.

Ce psychologue cognitiviste expose que l’écriture fonctionne sur la base de trois « rythmes » le rythme de mouvement, le rythme d’espace et le rythme de forme. Pour autant ses théories ne disent rien de la forme des lettres en elles-mêmes, elles en considèrent uniquement l’état : la forme est ou non structurée, elle est ou non personnalisée, elle s’adapte ou non à son environnement, avec tous les degrés de variation entre les extrêmes énoncés. Il confère au mouvement le rôle de porter l’écriture. La relation entre forme et mouvement intervient pour Heiss dans ce qu’il nomme le rythme de mouvement proprement dit et le rythme de forme proprement dits : c’est-à-dire la façon dont le mouvement module la forme ou la façon dont la forme est portée par le mouvement. Ce « rythme proprement dit » intègre sans le nommer le recodage nécessaire à une écriture fluide.